Découverte et appropriation de notre système tonal
En effectuant des exercices de renversements d’accords au piano, je me suis rendu compte que l’on pouvait obtenir une basse continue en favorisant des renversements pour obtenir des notes de basse consécutives. Nous obtenons dans un premier temps une lente phrase musicale, que l’on enrichit progressivement pour arriver à une ligne mélodique complète. Ce faisant, elle devient le socle sur lequel s’élabore tout naturellement la mélodie officielle dans les voix supérieures. On obtient ainsi une ligne mélodique de base qui supporte en raison de sa position de fondamentale tout le système d’harmonie des voix supérieures. Cette structure verticale de la musique est appelée l’harmonie. Elle s’appuie sur la basse fondamentale exécutée par la contrebasse et/ou le violoncelle.
D’autre part, l’ajout progressif des autres voix au-dessus de la basse fondamentale nous présente la dimension horizontale de la musique que l’on appelle le contrepoint. Ce qui nous donne une composition qui tient compte simultanément des 2 grandes techniques de composition musicale: l’harmonie et le contrepoint. Nous pouvons aussi concevoir l’horizontalité et la verticalité en terme d’accompagnement mélodique comme cela se faisait déjà à l’époque de la renaissance (la basse chiffrée) mais nous parlons alors d’une technique d’accompagnement plutôt que d’une technique de composition.
La découverte de cette manière particulière de composer la musique fut pour moi déterminante en terme de créativité. Elle me fit l’effet d’un eurêka où tous les petits bouts de connaissances acquissent au fil des ans ont fusionnés dans une compréhension globale de notre système musical. Ainsi, je venais naïvement de redécouvrir, en m’amusant au piano, le cœur de notre système tonal occidental.
Personnellement, j’ai toujours été un peu rebuté par les traités sur les règles d’harmonie. En raison de leur complexité un peu excessive et aussi parce que ce type d’apprentissage semble inverser la tendance naturelle que j’ai face à la connaissance. J’ai toujours préféré chercher l’esprit qui donne naissance aux choses plutôt que les règles qui s’en suivent. Or, je me retrouvais en face de la règle d’or par excellence de la période baroque qui fit évoluer d’un grand pas notre système d’harmonie. Ce pourrait-il que cet esprit soit celui tant cherché par nos contemporains mais dans une toute autre direction?
Jointe avec la pratique quotidienne, cette manière de concevoir la musique, permet de composer spontanément ce qui nous vient à l’esprit sans contraintes techniques parce que le processus créatif est constamment en arrière-plan et cela d’une manière évolutive parce que toujours perfectible. Elle offre des possibilités infinies parce qu’elle permet la création de microsystèmes d’harmonie à même notre système tonal. Nous avons ainsi la possibilité de créer un système original à la mesure de notre créativité.
C’est pourquoi je suis aujourd’hui un peu critique face à la contre-culture musicale d’après-guerre qui semble avoir mis de côté 500 ans de recherche musicale. En rebelle né, je vous avoue que je me penche aujourd’hui avec gratitude jusqu’aux pieds des clavecins et des orgues d’autrefois. Non pas par mélancolie, mais bien par respect pour ce long et continuel processus de recherche d’harmonie à partir d’un bout de corde ou de tuyau. Qui plus est, je me fie aisément à Bach, Mozart et Beethoven pour me montrer la voie à suivre en terme d’harmonie, de plaisir de jouer et de composer. Cela ne m’empêche nullement d’effectuer des recherches musicales au-delà des consonances et des dissonances habituelle mais depuis cette découverte, je ne conçois plus la musique dans un esprit de dualité – tonalité versus atonalité – comme on le présente dans nos institutions musicales ainsi que dans les médias.
Cela dit, voici quelques exemples montrant comment les renversements d’accords permettent la formation d’une basse continue.
1er exemple: La pièce Promenade
Des accords à 3 notes se succèdent conjointement pour obtenir à la basse une assise mélodique qui permet de développer dans les voies supérieures une mélodie. L’effet est très différent d’un accompagnement mélodique comme pour une chanson, car la basse s’élabore progressivement en effectuant des renversements appropriés tout en tenant compte de la mélodie qui apparaît naturellement à la main droite et au-dessus de la basse.
2e exemple: La pièce Ouverture
Cette composition a été réalisée quelque temps après avoir compris ce jeu de renversements d’accords. On y voit la basse qui supporte la mélodie. L’une et l’autre d’égale valeur qui se complète mutuellement.
S’il y a tout de même une règle qui s’en suit, c’est celle de tenir compte de la capacité des auditeurs à suivre et à apprécier plusieurs lignes mélodiques. Il semble qu’au-delà de 3 ou 4 voix, il est difficile de saisir et de jouir pleinement d’une composition. Il va s’en dire que l’on peut tout à fait composer au-delà de 4 voix mais, dès l’époque de Buxtehude, les maîtres ont appris qu’au-delà de 3 ou 4 lignes mélodiques, l’on perçoit des ensembles plutôt que des lignes mélodiques distinctes. C’est pourquoi, lorsqu’il y a plusieurs instruments qui jouent les mélodies, elles se partagent justement ces 3 ou 4 grandes lignes mélodiques. Les différentes voix sont ainsi accompagnées ou pour mieux dire: harmonisées.
L’espace naturel des 4 voix au-dessus de la basse fondamentale.
Suite à la découverte de la basse continue (comme principe de composition) une seconde découverte se présente à nous. En composant de cette manière, on se rend compte que non seulement la mélodie vient prendre sa place naturellement au dessus de la basse mais qu’il est aussi possible d’y placer 4 voix. Les quatre voix traditionnelles des chanteurs(teuses) et/ou des instruments nous apparaissent dans leur position naturelle comme par magie. De là, peut-être l’idée véhiculée de longue date, d’une harmonie préexistante dans notre système tonal : la Musique des sphères, l’Hamonia Mundi ou la Musica Universalis. Quoi qu’il en soit, il semble y avoir de la place pour tous dans notre système tonal. Mais cela nous réserve aussi d’autres surprises, toutes aussi surprenantes et éducatives.
La répartition naturelle des instruments de l’orchestre
Une autre découverte intéressante est la répartition naturelle de notre orchestre en 4 vents; flûte, hautbois, clarinette et basson, en 4 cuivres; trompette, trombone, cor et tuba, en 4 cordes; violon, alto, violoncelle et basse et finalement les percussions suivant la hauteur des timbres des différents instruments. On peut aussi ajouter des instruments aux extrêmes comme dans un orchestre symphonique. Ex.: la flûte piccolo ou le contrebasson. Cependant tous se partagent un espace commun qui tout en offrant d’infinies possibilités demeure tout de même circonscrit aux limites de l’espace harmonique tonal.
Il y a ainsi un espace naturel pour chaque instrument, mais aussi une limite suivant les propriétés physiques du jeu de chacun des instruments.
Une découverte un peu plus complexe : le contrepoint renversable
Lorsque l’on réalise la basse continue, elle se comporte comme une mélodie et peut être transposée dans les voix supérieures tout en modifiant légèrement au besoin la mélodie pour respecter la hauteur naturelle des instruments. Cela a un très bel effet qui a été souvent utilisé dès l’époque de la renaissance et qui demeure toujours en usage aujourd’hui. Le doublon basse et voix supérieure crée un effet de profondeur remarquable parce que circonscrit entre les deux pôles de l’harmonie et enrichi en son centre par la créativité de chaque compositeur.
Cependant, l’utilisation du contrepoint renversable nous réserve ses plus belles surprises lorsque l’on compose les autres voix qui d’une certaine façon s’entendent tout naturellement au travers de l’harmonie. Sans effort, les différentes voix apparaissent une à une ou toutes ensemble comme dans une oeuvre de tricot où le motif nous apparaît progressivement. La qualité et la force d’une telle composition se perçoivent dans la clarté des mélodies qui sont à la fois autonomes et solidaires.
C’est ainsi que l’on compose une pièce d’harmonie au clavier ou pour orchestre, où chacun a sa place. C’est un tout, pensé, élaboré et produit simultanément.
Au final, on crée, au travers de chacune des compositions, un système d’harmonie original.
Le système d’harmonie des classiques
Cela est au cœur de la compréhension de l’harmonie tonale. C’est le terrain de jeu des classiques de tous les temps qui curieusement rejoint l’idéale de la musique contemporaine où chacun cherche à inventer son propre langage musical. À la différence que c’est en puisant plus profondément au source de l’harmonie tonale qu’il est possible de réinventer à chaque composition un système d’harmonie. C’est une voie tout aussi valable et pourtant, elle a été mise de côté durant des décennies.
3e exemple: La pièce Hommage
Cette composition à deux voix utilise le principe du contrepoint renversable. La basse est développée comme une ligne mélodique complète et les mélodies sont renversables comme on peut le voir au temps 00:55 sec.
La contrebasse et le violoncelle
La contrebasse et le violoncelle sont généralement utilisés pour réaliser la basse continue. Ensemble, il forme un duo remarquable. Ils peuvent avoir la même ligne mélodique à l’unisson ou à l’octave. Se séparer en ligne mélodique et ligne de ponctuation sur le temps fort ou à contretemps pour donner du mouvement. L’alternance des rôles peut aussi être utilisée. Tout est une question de dosage. Ce qui importe, c’est d’éviter de se retrouver avec un ensemble surchargé qui crée de la confusion entre les lignes mélodiques.
Les solos, duos, trios et quatuors
Dans les compositions musicales orchestrales, les solos, duos, trios et quatuors peuvent s’insérer facilement, grâce au principe de la basse continue et du contrepoint renversable. Le jeu de contraste qu’ils apportent enrichit grandement une composition. Ce que l’on a créé en composant sur le principe de la basse continue, c’est un espace au-dessus de la basse qui peut être utilisée d’une multitude de façons. Avec le support des cordes, les petits ensembles de vents émergent avec clarté au-dessus de l’harmonie. Puis, le jeu du partage des voix leur permet aussi de renverser les rôles et de supporter les cordes à leur tour.
4e exemple: La pièce Débâcle
Voici une composition en contrepoint qui débute par un trio d’instruments à vent supporté harmoniquement par les cordes qui prendront à leur tour le jeu en contrepoint et vice-versa.
Des possibilités infinies
Pour conclure, cette façon de composer que j’appellerais aujourd’hui la manière classique parce qu’elle traverse le temps et ses nombreuses variantes qui ont été développées par les compositeurs(trices) postérieurs(res) me semble offrir encore et toujours des possibilités infinies.
Si on en croit la littérature, Bach, aux derniers jours de sa vie, aurait mentionné à son entourage qu’il découvrait encore de nouvelles harmonies. C’est beaucoup dire sur les possibilités que peut offrir la gamme tempérée de notre système tonal.
De même, Schönberg, pilier incontournable de la musique contemporaine, aurait déclaré à la fin de sa vie : « Il y a encore tant de belles choses à écrire et ut (do) ».
En conclusion de ce voyage au cœur de notre système tonal, je dirais qu’il y a un temps pour la découverte et l’appropriation des fondements musicaux. Puis, un autre temps pour l’intégration de ce contenu au travers de compositions personnelles. S’en suit, un processus d’actualisation qui permet d’assimiler le passé et d’entrevoir le futur musical comme une présence créatrice active. Cette présence nous met au final en face de quelque chose qui semble hors du temps. Une réalité qui touche à l’infini et à l’universel. Ainsi, les principes musicaux fondamentaux – tout comme les fondements de nos valeurs sociales sont toujours d’actualité. Ce qui semble évoluer c’est surtout notre regard et notre attitude face aux fondements des choses.
Lire plus : L’inspiration musicale
Acheter les albums sur Bandcamp – pour le commerce équitable de la musique